mardi 4 décembre 2012

G. Les enfants dans la guerre (3) en France


Bernard écrit à Jeanne

J'avais quinze ans. C'était en 1959 ou 1960. Pendant les vacances scolaires, mon père, voyageur de commerce m'avait emmené en tournée. Je l'attendais accoudé à la portière dans une rue de Strasbourg.
La cinquantaine, le visage ravagé, le pas incertain sur le trottoir, un inconnu s'approche et m'empoigne le bras :
 Tu es pied-noir toi !
Moi terrorisé :
 Non !
Il a poursuivi son chemin. Je n’y ai rien compris. C’est resté comme ça, un souvenir arrêté, de ceux qui sont comme des points d’orgue de nos vies. Énigmes en suspens. Après, j'ai imaginé qu'il venait d'apprendre la mort de son fils en Algérie.


Hermès écrit à Bernard

Z’avez fait ça vous aussi? Attendre votre représentant de père dans la voiture? Bon sang!
En 61, par contre je n'ai pas attendu. J'ai vendu avec lui des encyclopédies.
Le porte-à-porte pour vendre des encyclopédies Machin, avec un grand M.
Bien plus jeune, j'allais à Belle Isle en vacances. Pas riche, juste que ma mère y était née. Un peu "les glaces à l'eau" de Jonasz, sauf que nous étions heureux comme des poux. Pas de thune, mais le ciel, la mer, la pluie, le vent, les crabes, les flaques. Bouillie tous les soirs pour boucler le budget, pas d'électricité, bougies et lampes à pétrole. Deux mois comme ça! 
Et il y avait Messali Hadj en résidence surveillée. Et je me souviens d'un type (garagiste?) qui avait promis de lui faire la peau si son fils mobilisé en Algérie ne devait pas revenir.
Le fils est revenu, Messali est parti.

F. Napalm


Larbi écrit à Jeanne

Le Napalm ! La terreur des paysans. On en voyait beaucoup à l’indépendance, atrocement brûlés, leur chair violacée comme aspirée et figée dans une torsion de lave durcie.
Avec leur regard interrogatif et leurs passages furtifs, ils semblaient des survivants involontaires.

Et puis, ils ont disparu, comme si leur présence protestait contre la paix.


Jeanne écrit à Larbi

Vous voyez, enfant vous aussi, vous saviez déjà, pendant la guerre, des choses que je n’ai apprises qu’après, bien après. Pour moi, le napalm, c’était le Vietnam, la guerre du Vietnam. Imaginer que des avions aient pu voler en rase-motte sur des villages du pays où je vivais, m’est encore inconcevable. Cela, au point que je n’avais jamais pensé à la réalité des brûlures sur la peau. Voilà pourquoi, nous devons nous parler, Larbi. Pour prendre la juste mesure des choses, pour cesser de minimiser, de relativiser, d’ignorer ce qui a fait notre destin et les séparations.



Larbi écrit à Jeanne

Cela se passait dans les régions boisées de Kabylie, de l’Ouarsenis, de l’Atlas blidéen, de la presqu’île de Collo (Il y pleut 300 jours par an. A l’indépendance, le colonel de cette garnison aurait levé au ciel des pataugas, comme un drapeau, vous savez, Jeanne, ces chaussures en tissu kaki, tous les moudjahidine les portaient) ; les forêts de Djidjelli, celles de l’Edough et quasiment toutes les  zones interdites ont eu leur quota de napalm !
A Collo et El Milia, Jeanne, chaque mètre carré est semé d’un kilo d’acier.


Les zones interdites sont ces régions où tout arabe ne pouvait être qu’un fellagha ! qu’on pouvait arrêter, interroger, torturer, ou avec un peu de chance, seulement emprisonner.

Ces zones que l’armée, pour être tranquille, vidait de ses habitants. Les paysans étaient transférés et parqués dans des camps de regroupement.