lundi 7 janvier 2013

J. Gourbis et canoun

Larbi écrit à Jeanne 
en réponse à 19 : le gourbi et le canoun

Le gourbi!  Le symbole même de la précarité: des murs en roseau , isolé par un ciment de bouse de vache , couvert pas du diss, une sorte de chaume qui protège du soleil et de la pluie. Le tout articulé et soutenu par une poutre maîtresse; l'intérieur est réservé à la resserre de provisions - peu de choses - et à la couche de ses occupants.
Contrairement à l'idée reçue les intérieurs des gourbis sont très propres: les femmes se font un point d'honneur à garder leur milieu fermé propre. D'ailleurs, elles n'ont pas le choix suivant en cela le rythme des 5 prières quotidiennes. Il est vrai aussi que les alentours  servent de dépotoirs, de poubelle à ciel ouvert!
Ne dites pas à une femme algérienne qu'elle est sale, elle vous entrainera dans son logis et vous mettra au défi de trouver une seule saleté!
En Algérie des populations sédentaires y vivent depuis plusieurs millénaires: les kabyles, les chaouis, vivaient dans des maisons en dur... les nomades vivaient sous la tente. Mais au Sahara cohabitent les maisons en dur et les tentes nomades...
Les gourbis, comme le bidonville sont apparus aux abords des villes où le travail salarié est dominant, ou près des fermes, tolérés par les fermiers à la marge de leur" propriété" constituant un volant de main d'oeuvre disponible et bon marché. Certains gourbis n'étaient dressés que pour la saison durant laquelle l'ouvrier était employé...l'ouvrier agricole est presque toujours un saisonnier.
Le canoun, c'est l'âtre que l'on déplace à l'intérieur du gourbi pour se chauffer et à l'extérieur pour cuire les aliments. On utilisait pour que le feu prenne des galettes de bouse de vache.
Le canoun évoque aussi le canon des lois coutumières et des traditions; il est symboliquement "l'outil "du cuit, du civilisé.( Avril brisé, le roman d'Ismael Kadaré repose sur le kanoun:"
L'incendie du gourbi est une catastrophe pour ses occupants, mais ils peuvent aussi mesurer la puissance des solidarités...par delà les appartenances communautaires ou de classes.
Dans un pays où plus de 70% des habitants sont urbanisés, les gourbis servent le plus souvent à exiger un relogement, lorsque ce dernier est obtenu, on le loue et on revient au gourbi...
Les historiens comptaient les habitants d'une localité au nombre de feux...





dimanche 6 janvier 2013

98. Les osselets


Je me souviens de Fali. Nous habitions Le Village du Bord de l'Eau, cette petite maison de fonction aux deux appartements jumeaux.

Les appartements étaient le pendant des deux salles de classe en préfabriqué dressées au fond d'une cour qui servait aux récréations.

La maison était posée sur une dalle qui la débordait et faisait un espace dont la surface lisse permettait de jouer aux osselets.
Quand Fali venait, Sara lui demandait de nous occuper et pouvait se consacrer tranquillement aux soins à donner à son nouveau né.

Fali ouvrait sa main qui, sous son menton, avait servi de fibule au tissu coloré qu'elle portait sur la tête. Elle libérait sa chevelure.

Fali s'asseyait à même le sol, nous indiquait de la main nos places, la Petite Sœur et moi. Toutes trois assises en tailleur.

Nous, face à elle, cette enfant nubile que nous voyions déjà grande et nos jambes, à toutes trois, délimitaient l'aire de jeu circulaire.

Fali sortait les cinq osselets.


Fali rassemblait les osselets dans le creux de ses deux paumes réunies, elle secouait les mains jointes en rythme pour favoriser le hasard.

Fali séparait ses bras brusquement et les osselets roulaient un moment sur la piste de jeu.
Certains osselets tombaient sur bosse, d'autres sur creux, roi ou valet. C'est Sara qui avait nommé pour nous les faces du petit os.

Fali se saisit d'un osselet, le lance en l'air et en prend un autre de la même main pendant la course du premier au dessus de nos têtes.
Les deux osselets s'entrechoquent au cœur de sa main qu'elle referme avant de la rouvrir pour poser l'osselet pris au jeu, à côté d'elle.
Fali saisit ainsi chacun des quatre osselets un par un. Il faut utiliser le temps du vol pour ramasser les osselets.

Fali, à cette phase du jeu, n'utilise qu'une seule main, mais nous autorise à utiliser les deux, quand nous tentons de l'imiter.

C'est un jeu d'adresse où Fali excelle. Elle ramasse les objets par deux, trois puis quatre, sans en laisser échapper.
Nous passons des heures assises à quelques centimètres de la porte d'entrée.

Fali arrive chaque jour après le repas de midi, nous sortons sur le pas de la porte avec Sarah alors que le bébé dort.

Les sons de la langue arabe. Cette musique et la fascination pour les modulations de gorge que je m'exerce à prononcer en secret. 9:04am Fali et Sarah parlent un moment. Voix légères, pour moi, détachées du sens. Elles rient, rires de gorge.

Sarah parle deux langues et rit de deux rires. Avec Fali, Sarah rit de son rire de langue arabe, plus rond, plus chaud, un peu plus grave.
Lorsqu'elle parle avec Fali, la voix de Sarah descend au fond de sa gorge et résonne dans sa poitrine.
Quand elles se taisent, Sarah rentre dans la maison et nous nous asseyons avec Fali à l'ombre du seuil sur la dalle tiède.

Fali installe le voile de couleur autour de sa taille et sort les osselets.

Dans les salles de classe, au delà des grillages et de la cour, les voix des enfants qui scandent chaque syllabe d'un claquement de mains.
La voix du Père qui, lui aussi détache chaque syllabe. Les élèves répètent en chœur. Ils apprennent à parler, lire et écrire à la fois.
Un jour Sarah a dit : Fali ne viendra plus. Son père veut la marier.

(à suivre...)

LB

mercredi 19 décembre 2012

I. Essais nucléaires dans le Sahara


Larbi relit

12. Les essais nucléaires

Je me souviens que des essais nucléaires avaient lieu dans le Sahara et qu'ils ont continué quatre ans après l'indépendance.

Sara se souvient de Reggane.

Reggane : un mot, comme un nom de femme.

Maintenant, ils font des joutes oratoires, mais seuls nos souvenirs sont vrais. Nous savons exactement ce qui s'est passé.

Sara dit : nous savons exactement ce qui s'est passé, parce que nous y étions. Je le dis, les mots faisaient partie de la machine de guerre.

Dire que la guerre n'était pas une guerre faisait partie de la guerre.

C'était la guerre même. Faire la guerre en le niant.

Je me souviens, la Radio y aidait, les mots de la Radio excluaient l'idée de guerre.

C'est comme les essais nucléaires, ils supposaient que personne ne vivait dans le Sahara, qu'un essai nucléaire ne concernait donc personne.


Alors, Larbi écrit à Jeanne.

Reggane: un mot comme un nom de femme.
Chère Jeanne, ma première lecture a omis ce passage: la mémoire est sélective. Maintenant, un souvenir me revient : en couvrant le Sboû de Timimoune, en 1993, (vous savez, ou peut-être ne savez-vous pas, ce sont des fêtes de commémoration de la naissance du prophète Mohamed, une tradition ancestrale qui témoigne de la cohésion sociale et spirituelle des Zénètes).  J'ai fait, dans le Gourara, la boucle Adrar - Timimoune - Reggane et suis passé par tous les petits villages alentour. Le lieu est loin d’être vide d’habitants. Bien sûr, je n’ai pas pu aller jusqu’au tombeau de Tin Hinan, la reine qui a inspiré Pierre Benoît pour créer le personnage d’Antinéa  dans l’Atlantide. C’est bien plus au sud. Son tombeau a été découvert par des archéologues en 1925 et son squelette a été transporté au Musée du Bardo à Alger. Son nom veut dire « elle qui se déplace » ou « celle qui vient de loin ».
Je me souviens d’Azzedine Meddour et de son documentaire "Ô combien je vous aime", il y est question de la première bombe atomique française au Sahara et des cobayes humains de cette région du Gourara exposés aux rayonnements de l'explosion et aux poussières radioactives.
Je ne parviens pas à retrouver la vidéo de ce film qui, dans les années 80, a fait grand bruit et qui a permis la reconnaissance de l’existence de ces populations cobayes par les autorités militaires françaises.
Il y a des faits que l’histoire officielle tente d’oublier. Oui, Jeanne, nos gouvernants ont accepté - c’était dans la balance des négociations d’Evian - la poursuite, pendant les cinq ans qui suivraient l'indépendance, des essais nucléaires dans le Sahara.

(à suivre...)

samedi 8 décembre 2012

H. Les invisibles


Larbi écrit à Jeanne

Hannah Arendt a écrit que ce qui la frappait dans le système concentrationnaire nazi est qu'il a créé "des fabriques de mort". Aucun des films, écrits ou témoignages sur l'univers concentrationnaire ou sur les répressions de masse, ne fait mention ou état de la moindre prise de conscience des agents ou des policiers qu'ils ont à faire à des personnes, des êtres humains : preuve que les persécutés leur étaient "invisibles", n'étaient qu'une masse informe, difforme ou alignée selon qu'il s'agissait de la réprimer, de la mater ou de la soumettre.
Aujourd’hui même, un agent ordinaire a mis au jour, en une phrase, la manière dont il travaillait à nous rendre invisibles, il a témoigné de cette volonté quasi délibérée de nous effacer pour continuer à agir comme on le lui demandait, pour continuer à faire, tranquillement, son absurde travail.
Après 5 heures debout dans un couloir de tribunal en attendant la signature d'un document officiel, une personne épuisée par l'attente fait remarquer à l'agent que tout ce temps perdu...
- Personne ne perd son temps ici ! dit l'agent
- Puis-je vous demander pourquoi vous m'avez "engueulé" hier ?
- Vous savez, moi, dès que je rentre chez moi, tout est effacé ; je me requinque pour redémarrer!
Voilà où réside la conviction de non culpabilité!
Ils ne nous voient pas ! Ou alors, aussitôt vus, ils nous effacent.
Nous ne sommes rien ou seulement des choses sans nom qui s'agitent dans leur champ de vision...

mardi 4 décembre 2012

G. Les enfants dans la guerre (3) en France


Bernard écrit à Jeanne

J'avais quinze ans. C'était en 1959 ou 1960. Pendant les vacances scolaires, mon père, voyageur de commerce m'avait emmené en tournée. Je l'attendais accoudé à la portière dans une rue de Strasbourg.
La cinquantaine, le visage ravagé, le pas incertain sur le trottoir, un inconnu s'approche et m'empoigne le bras :
 Tu es pied-noir toi !
Moi terrorisé :
 Non !
Il a poursuivi son chemin. Je n’y ai rien compris. C’est resté comme ça, un souvenir arrêté, de ceux qui sont comme des points d’orgue de nos vies. Énigmes en suspens. Après, j'ai imaginé qu'il venait d'apprendre la mort de son fils en Algérie.


Hermès écrit à Bernard

Z’avez fait ça vous aussi? Attendre votre représentant de père dans la voiture? Bon sang!
En 61, par contre je n'ai pas attendu. J'ai vendu avec lui des encyclopédies.
Le porte-à-porte pour vendre des encyclopédies Machin, avec un grand M.
Bien plus jeune, j'allais à Belle Isle en vacances. Pas riche, juste que ma mère y était née. Un peu "les glaces à l'eau" de Jonasz, sauf que nous étions heureux comme des poux. Pas de thune, mais le ciel, la mer, la pluie, le vent, les crabes, les flaques. Bouillie tous les soirs pour boucler le budget, pas d'électricité, bougies et lampes à pétrole. Deux mois comme ça! 
Et il y avait Messali Hadj en résidence surveillée. Et je me souviens d'un type (garagiste?) qui avait promis de lui faire la peau si son fils mobilisé en Algérie ne devait pas revenir.
Le fils est revenu, Messali est parti.

F. Napalm


Larbi écrit à Jeanne

Le Napalm ! La terreur des paysans. On en voyait beaucoup à l’indépendance, atrocement brûlés, leur chair violacée comme aspirée et figée dans une torsion de lave durcie.
Avec leur regard interrogatif et leurs passages furtifs, ils semblaient des survivants involontaires.

Et puis, ils ont disparu, comme si leur présence protestait contre la paix.


Jeanne écrit à Larbi

Vous voyez, enfant vous aussi, vous saviez déjà, pendant la guerre, des choses que je n’ai apprises qu’après, bien après. Pour moi, le napalm, c’était le Vietnam, la guerre du Vietnam. Imaginer que des avions aient pu voler en rase-motte sur des villages du pays où je vivais, m’est encore inconcevable. Cela, au point que je n’avais jamais pensé à la réalité des brûlures sur la peau. Voilà pourquoi, nous devons nous parler, Larbi. Pour prendre la juste mesure des choses, pour cesser de minimiser, de relativiser, d’ignorer ce qui a fait notre destin et les séparations.



Larbi écrit à Jeanne

Cela se passait dans les régions boisées de Kabylie, de l’Ouarsenis, de l’Atlas blidéen, de la presqu’île de Collo (Il y pleut 300 jours par an. A l’indépendance, le colonel de cette garnison aurait levé au ciel des pataugas, comme un drapeau, vous savez, Jeanne, ces chaussures en tissu kaki, tous les moudjahidine les portaient) ; les forêts de Djidjelli, celles de l’Edough et quasiment toutes les  zones interdites ont eu leur quota de napalm !
A Collo et El Milia, Jeanne, chaque mètre carré est semé d’un kilo d’acier.


Les zones interdites sont ces régions où tout arabe ne pouvait être qu’un fellagha ! qu’on pouvait arrêter, interroger, torturer, ou avec un peu de chance, seulement emprisonner.

Ces zones que l’armée, pour être tranquille, vidait de ses habitants. Les paysans étaient transférés et parqués dans des camps de regroupement.

lundi 3 décembre 2012

E. Jean Amrouche

Marc m'envoie ce texte d'Etoile secrète de Jean Amrouche

« J'ai respiré la chair du monde et le monde dansait en moi, j'étais à l'unisson de la sève, à l'unisson des eaux courantes, de la respiration de la mer. J'étais plein du rêve des plantes, des collines ensommeillées comme des femmes après l'amour.Mais j'ai perdu l'esprit d'enfance, l'accord parfait aux Rythmes Saints. Ma bouche s'est emplie de l'âcre saveur de la connaissance et la musique du monde qui ruisselait au printemps de l'enfance peu à peu s'est évanouie dans le pas solitaire du sang.Entre les Choses solitaires où flotte un souvenir de Lumière s'est épaissie la nuit de l'homme »

dimanche 2 décembre 2012

D. Souvenirs de Larbi (2)


Larbi écrit

La guerre d'Algérie a été une terrible épreuve pour les populations civiles.
Les enfants ont entendu parler d'évadés, ensuite de HLL (hors la loi) et presque en même temps de moudjahidines (ceux qui font le djihad, en ce temps là, cela n’avait pas de connotation religieuse).
Les femmes se sont mises à chanter, en travaillant, des chants improvisés de glorification du moudjahid.
On les chantait en revenant des champs et puis, on les oubliait. Ils revenaient sur les lèvres comme un secret de famille, connu de tous.
Par chance, et surtout, parce que mon père nous a évacués de Kabylie, je n'ai vu qu'un seul mort, mon copain Safiane tué par un harki.
En 1962, j'ai vu un jeune français agoniser dans un terrain vague, devant la caserne des Eucalyptus; les soldats ne sont pas sortis le secourir...
Enfants, puis adolescents, nous étions des coffres forts ambulants de secrets de famille.
Les pires qui touchaient aux viols des personnes étaient effacés de nos mémoires. A ce jour!
On jouait aux jeux de nos âges; pas à la guerre...
Le plus triste: rencontrer le regard vide de ceux qui ont vu ou vécu des horreurs...

Si c'est une catharsis, elle est pénible, mais en est-ce une...

Jeanne, parlons d’autre chose.

C. Souvenirs de Larbi


Larbi écrit 

Mes souvenirs sont pénibles, Jeanne.

Souvenir d'un collégien qui a vu son prof de sciences habillé en "territorial" commander un peloton d'éxécution à Boufarik et faire justice en tuant un jeune homme arrêté par la foule  après avoir lancé une grenade.
Souvenir d'un petit algérois qui a vu un camarade de quartier tué par un harki de la SAU (SAS) pris de panique quand le jeune a mis la main à la poche; il cherchait une boîte de tabac à priser: Mekla!
Souvenir de jeunes arabes dénonçant leur voisin de type européen qui se rangeait du côté des français quand il y avait des rafles. Ce voisin a fini par être arrêté; il était membre d'un réseau FLN.
Souvenir de Marie de la cité "Les dunes" sur la route de Fort de l'eau qui laissait les petits arabes l'embrasser ("petits" comme Little big man!)
Souvenir de la DST qui balançait des arabes du 3éme étage des immeubles de la CIA (Compagnie Immobilière d’Algérie).
Souvenir d'une rafle à Constantine et les soldats laissent les chiens surveiller les arabes exposés au soleil de juillet.
Souvenir de  la rue Michelet d'Alger jamais empruntée sur toute sa longueur, seulement traversée.
Souvenir de la première 404, de la DS 19, de la SIMCA 1000.
Souvenir de la Casbah barbelée et de ses "hôtels": Sphinx, Chat noir, Versailles, du 14 juillet, de Cythéria où la police des moeurs faisait des descentes, pour s'offrir de la bière Pils ou 33 export !
Souvenir des slaloms d'évitement des barrages de la police, des bérets rouges ou verts...
Souvenir du livre "Le dernier quart d'heure" d'Albert-Paul Lentin qui reste un pur exemple de l'expression de ces pieds-noirs qui avaient pris le parti des algériens.
Souvenir des articles de Mauriac et de JJSS...
Souvenir de la poignée de main refusée à de Gaulle à Tébessa.
Souvenir de la récupération du drapeau algérien abandonné par un manifestant qui a refusé de le reprendre, car il était visé par les grenadiers qui lançaient leurs grenades à partir d'hélicoptères.
Souvenir des 20 camarades de l'école primaire tués le même jour par l'armée, parce qu'ils auraient pu prendre le maquis.

Mes souvenirs sont pénibles, Jeanne.

vendredi 23 novembre 2012

B. L'amour prêchi-prêcha


Larbi écrit à Jeanne

La mémoire n'est pas un tombeau.
Des écrits en ont gardé la trace :
M. Poncin , président de la revue "Les Annales de géographie" écrivait  à la fin du XIX éme, un article intitulé " La France extérieure en 1891".
C’est une litanie d’arguments en faveur de la colonisation par des nations telles que la France, l'Allemagne, L'Angleterre, la Russie; les USA ne sont pas cités, ni la Belgique , la Hollande, pas plus que l'Espagne ou le Portugal.
Poncin passe en revue les diverses manières de prendre le contrôle d'un pays et de sa population et termine par cette exclamation, une sorte de cri du cœur ! " Savoir se faire aimer est le principal secret de l'Art difficile de la colonisation."
Les peuples colonisés ont su répondre à cet Art.
C'était la seule voie.
L'amour prêché se transformait en violence et brutalités, en peur et soumission par la force.
Ces prêchi-prêcha, chère Jeanne, reviennent au goût du jour : en Libye, Afghanistan, etc.
La voie de la liberté était la seule possible, impossible de se contenter des os à ronger.


Larbi


lundi 15 octobre 2012

A. Larbi écrit à Jeanne



Les mots de Sara sont polis par le temps qui passe.  Ils me touchent au cœur. Naissance d’un dialogue - rare autrefois, sinon impossible – au cœur de notre passé.

Vous souvenez-vous de « La fureur de vivre », de « Graine de violence » et de « West Side Story » au cinéma l’Empire ?
Vous souvenez-vous des stocks américains et des motards de la Route moutonnière ?
Vous souvenez-vous des premières Ray Ban et des chemises Christophe ? Vous souvenez-vous des « je t’aime aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain » qui affolaient les jeunes filles habillées de petites robes Vichy ?

La jeunesse faisait irruption dans le cinéma mondial et donc dans le cinéma français.
C’était le temps des blousons noirs et de Marlon Brando dans « L’équipée sauvage ».

Rue Michelet, le cinéma s’appelait le Versailles. A Bab El Oued, c’était le Majestic, Les Variétés, le Rialto et le cinéma Lux. L’Empire était proche de l’hôpital Mustapha et de l’Eglise Saint Charles.

Nous aimions aller au cinéma.


Larbi

samedi 14 juillet 2012

97. Plasticage (2)



Le pain de plastic avait dû être déposé sur le palier de l'étage au dessous de celui où nous habitions.
C'est ainsi qu'il avait pu effondrer le sol de la Chambre sur lequel se trouvait posé le bureau et la chaise où la Petite Sœur était assise.

La chaise jumelle était vide, et Jeanne se souvient qu'elle était dans la chambre des parents à écouter les nouvelles de Guerre, à la Radio.
Je me souviens que j'étais dans la chambre des parents et que la Radio posée sur le lit racontait les actualités de la Guerre.
La Radio parlait encore d'embuscades, de négociations, d'enlèvements, de manifestations, de barricades, de généraux et de plasticages.


Les vitres de la fenêtre se sont brisées et le tas de verre est tombé en tintinnabulant à nos pieds.
Je ne me souviens pas du bruit de l'explosion, il se confond avec le son de chute du verre en cascade sur le sol de la chambre des parents. 
Il se confond avec les autres plasticages entendus à bonne distance, qui par la suite faisaient notre quotidien.
Il se confond avec les autres plasticages qui, plus près, plus tard, faisaient seulement chuter les vitres qu'on ne réparait plus. 
Il reste, dit Jeanne, qu'encore aujourd'hui tout bruit d'explosif, même de feux d'artifice, même de pétard de fête, me projette dans ce passé.

C'est comme si, dit Jeanne, le son et le souvenir s'étaient disjoints, comme si la pensée et le corps avaient préféré, soudain, se séparer.
La pensée s'est détachée des bris du verre et a couru seule dans la Chambre où était la chaise vide à côté de la Petite Sœur écrivant. 
La pensée disait que la Petite Soeur avait peur certainement, très peur, puisque, déjà, je veux dire avant, elle avait peur de tout. 
La Petite Sœur avait peur de la chaleur du bain maure de Saint Démon, de l'eau de la mer et des vagues, du vent qui risquait de l'emporter.
Sur le chemin de l'école, le vent soufflait fort et plus fort au pied de la Tour de la Cité, elle devait s'abriter pour ne pas s'envoler.
Jeanne devait n'avoir peur de rien pour la rassurer. Sara comptait sur Jeanne, comme Rachel avait compté sur Semia pour élever Sara.
Jeanne avait laissé la chaise jumelle vide et la Petite Sœur seule avec la peur qui avait surgi dans leur appartement de la Cité du Bonheur.


Le Père a dû les précéder, quand Jeanne et Sara se sont retrouvées dans le hall d'entrée, le Père était déjà en contrebas sur les gravats.
Le Père était debout, en contrebas, il criait le nom de Sara comme un enfant qui chercherait sa mère, une tâche rouge glisse sur son front. 
De cette chute sur la tête, on date le réel début de la folie du Père qui ne devint apparente qu'après l'exil.

(à suivre...)
LB

vendredi 13 juillet 2012

96. La Petite Soeur



Je me souviens des cris du Père qui était apparu debout sur les gravats en contrebas quand le nuage bleu s'était dissipé.
Je me souviens, qu'en contrebas, le Père criait le nom de Sara.
Un lampadaire se dessinait dans l'espace découpé par la destruction du mur de façade de l'immeuble de la Cité.

Le mur entre le couloir et la chambre était tombé, la porte avait disparu.
Au dessus des décombres de la Chambre, le lustre se balançait. 
Des cris chez les Redouane dont l'appartement était aussi éventré.

Le temps s'était arrêté, et tout le temps possible s'y engouffrait par la brèche que l'explosion avait causée.
Le miroir de la Salle à manger était intact, Diane, précédée de ses chiens aux canines redoutables, y tendait toujours la corde de son arc. 
La flamme de la veilleuse tremblait doucement au dessus de l'huile dorée où reposait la bobèche.

Seuls le faible lampadaire de la rue et la veilleuse atténuaient la pénombre dans laquelle était plongé l'appartement de la Cité du Bonheur.
Sara prit la boite d'allumettes Le Jockey sur le buffet où était posé le verre de la veilleuse.

Sara craquait les allumettes une à une et parcourait ce qui restait de l'appartement pour chercher la Petite Sœur.

Je la suivais pour l'empêcher de tomber au delà des seuils disparus.


Je la suivais pour souffler sur les risques d'incendie que sa folie provoquerait.

Au moment de l'explosion, tous le savaient, la Petite Sœur était dans notre Chambre de l'immeuble de la Cité et faisait ses devoirs sur le bureau. 


(à suivre...)
LB

95. Universel univers



Lila écoute Souleymane Bachir Diagne qui dit : "le processus de décolonisation du monde, de décolonisation des esprits est encore en cours".
Souleymane Bachir Diagne poursuit : ce qui a précédé les études postcoloniales, ce sont les études coloniales.Le colonisé n'est pas un acteur passif, il se passe, en réalité, une coproduction de monde.
Lila note "quelles sont les catégories de discours qui ont construit le discours colonial ?".
Lila note, comment le discours colonial a-t-il construit la figure de l'indigène ?
Lila note : les études postcoloniales ne remettent pas en cause l'universel, mais en posent la question pour la première fois, sérieusement.
Lila note : ce n'est que dans un monde décolonisé que la question de l'universel peut, enfin, se poser.
Lila note : sommes nous à la recherche d'un universel de traduction, dans un monde du cultures juxtaposées et multiples ?


Lila note encore : dans un monde décolonisé, il y a une sarabande de cultures innombrables, chacune se justifiant dans son contexte propre.
Lila écrit, sommes nous en passe de renoncer à une universalité de surplomb au profit d'une universalité de traduction.
Lila note, les études postcoloniales ont ouvert les écluses, permettent de faire l'école buissonnière et de soulever de nouvelles questions.
Lila note : quelle est la nature de l'universel ? Il faudrait faire une histoire des universalismes ? à la condition de sauver l'humanisme ?

(à suivre...)
LB 

dimanche 17 juin 2012

94. Wilfrid M.


Je me souviens de Wilfrid M., l'ami de longue date.
Wilfrid M. avait de l'argent, il avait plus d'argent que le Père. Cela se voyait parce qu'avec lui, nous allions à Sidi Ferruch.
Le restaurant de Sidi Ferruch était perché sur une falaise et, de ses fenêtres, la magnificence de la Mediterranée.
Nous restions tard le soir à voir arriver des grillades : sardines, rougets, crevettes, merguez, brochettes d'agneau. Et, moules marinières. 
À la fin, la note apparaissait et Wilfrid M. allait régler, lui seul, l'addition. C'était Byzance.
Cela n'était pas fréquent, une fois ou deux l'an, peut-être. Mais, c'est inoubliable, comme une sortie dans un monde inconnu. 
Sara refusait d'avaler la moindre moule ou crevette, au motif que ces animaux se régalent de cadavres. Un précepte religieux.
Le Père ne rechignait pas à transgresser la loi du rituel et se régalait. Nous dévorions les brochettes en léchant nos doigts.

L'amitié entre le Père et Wilfrid M. était incongrue, il a fallu des années pour en apprendre l'archéologie.

Je me souviens que nous allions rendre visite à la famille de Wilfrid M. dans la basse Casbah, du côté de la rue de la Lyre.

Ils avaient un fils qui possédait toute une collection d'albums de Mickey en volumes. Lecture que le Père ne favorisait pas du tout. 
La femme de Wilfrid était une chrétienne venue de France, et convertie par amour. Enjouée, cheveux blonds décolorés, elle fumait sans arrêt.

Madame M. parlait aux enfants d'égal à égal, elle nous considérait comme des interlocuteurs valables. Je l'aimais et j'aimais sa présence.

La maison des M. avait une atmosphère étrange, Ali entrait et sortait, il semblait l'homme de confiance de Madame.
L'appartement des M. était au premier dans l'immeuble, tout petit et encombré, modeste finalement, mais interdiction de monter dans les étages.
Interdit aussi de stationner sur le palier.
Le lien entre le Père et Wilfrid M. était profond mais semblait incongru. Hors mis leur religion, et leur manière cavalière de la pratiquer, ils avaient peu en commun.
Le Père disait que Wilfrid M. avait été son compagnon de chambrée dans une ville du Sud où tout jeune, on l'avait envoyé. 
Difficile de savoir s'il s'agissait d'un casernement ordinaire ou d'un de ces camps du Sud où furent parqués les juifs devenus "indigènes". 
Dire des juifs qu'ils étaient devenus "indigènes" semblait vouloir dire qu'auparavant ils ne l'étaient pas, or, ils l'étaient bel et bien. 
En réalité, en 1940, ils avaient été déchus de la nationalité française par l'Etat colonial augmenté des lois raciales du pétainisme.
Pour discriminer les juifs, l'Etat colonial sous Pétain, ne devait pas chercher loin, il suffisait de leur appliquer le Code de l'indigénat. 
Le Père disait, vois, pour discriminer les juifs, il suffisait de leur appliquer la loi qui régissait l'ordinaire des musulmans d'Algérie. 
Le Père disait, j'avais vingt ans, j'étais le plus jeune et les autres me protégeaient, surtout Wilfrid qui, de fait, s'appelait Léon.
Le Père disait, pour acclimater en Algérie les lois raciales du pétainisme, l'Etat appliquait aux juifs les lois raciales du colonialisme.
Le Père disait, c'était simple. 

(à suivre...)
LB

mercredi 13 juin 2012

93. Pâques à Saint Démon (2)


La chambre de Samuel était débarrassée de son lit, de la table de nuit et du meuble de toilette où étaient posées vasque et aiguière. 
On étendait ensuite des tapis au sol, de manière à couvrir presque toute la surface de la chambre.
À partir de cet instant, chacun avait pour consigne d'ôter ses chaussures sur le seuil, les enfants avaient intérêt à s'y conformer. 
Les frères de Sara étaient appelés pour porter des tables basses qu'ils posaient l'une près de l'autre au droit de la fenêtre.

Sara et Rachel couvraient les tables de tissus multicolores de manière à ne faire apparaître qu'une vaste surface.
Sara et Rachel dressaient ensuite la table du Seder.Au centre de la Table, elles déposeraient un plateau de cuivre qu'elles avaient fait briller soigneusement avec le Mirror.
Je me souviens de la bouteille de Mirror, de son bouchon qui se vissait et des chiffons noircis, de Rachel dont le bras s'agitait. 

Rachel faisait briller les cuivres comme pas deux.
Sur le plateau du Seder, Semia posait un os de l'agneau, un oeuf dur, au centre, côte à côte sur l'assiette, la couvrait d'un carré de soie.
Autour de ce centre, Semia disposait sur le plateau le bol de "mortier" fait de figues écrasées, les "herbes amères", branche de céleri. 
Rachel égrenait une grenade dans une coupe, l'arrosait de fleur d'oranger, posait la coupe sur le plateau et y plongeait la petite cuillère.
Je me souviens que la petite cuillère était en argent et délicatement ouvragée.

Sara apportait la motte de beurre et y plantait le louis d'or qui restait, d'une année sur l'autre, dans un tiroir gardé secret.
Il fallait encore installer les galettes, qui, napperons ronds et ajourés, racontaient la sortie d'Egypte et la traversée précipitée du désert.
"Ils fuyaient et n'avaient pas le temps de laisser lever la pâte avant de la cuire".

Chaque objet à manger était indispensable à la prière et aux récits que feraient les hommes avant le repas.
Le verre du kiddouch rempli de vin à ras bord, solennel, au pied contourné, posé dans une soucoupe colorée et que les convives se passeraient.
En lieu et place des assiettes, Sara et Rachel posaient les Livres. 
Semia apportait pour finir les coussins et les installait sur les tapis autour de la table, autant que d'hommes et au moins dix.

(à suivre...)
LB